Optimistes et pleins d’énergie, comme toujours, mais la langue de bois n’est pas dans les habitudes de Maât. Si ces derniers mois ont vu nos différents projets avancer – chacun à leur rythme, certains sont en germe, ou bien lancés, d’autres aboutissent déjà à de beaux résultats -, nous faisons face à une situation difficile et des conditions loin d’être idéales pour poursuivre nos activités.
Les délais d’attente dans la procédure de reconnaissance de minorité ne font que se rallonger, et ils sont bien loin les quelques mois qui nous paraissaient déjà une éternité : les jeunes doivent maintenant attendre plus de deux ans avant d’être convoqués pour le recours, et on ne parle même pas de celleux qui doivent ensuite faire appel…
« L’incertitude est de tous les tourments le plus difficile à supporter », nous disait déjà Musset, et ses conséquences pèsent lourd pour ces adolescents qui ont besoin de prendre leurs marques, de construire des liens, d’un ancrage solide leur permettant ensuite de s’ouvrir et de découvrir le monde. Tout stress crée une perturbation de l’équilibre, et suppose un travail sur soi et avec les autres pour retrouver l’équilibre antérieur ou en atteindre un nouveau. Le stress permanent renverse tout autant qu’il paralyse, il empêche de vivre, de penser, il est à la fois chaos et arrêt sur image, et ses conséquences sont effroyables, à court et à long terme.
S’ajoutent à cela les difficultés matérielles majeures auxquelles font face les jeunes, et que les volontaires de Maât constatent tous les jours sur le terrain.
Il y a quelques mois encore, la plupart des jeunes participant aux activités de Maât par le biais de nos associations partenaires avaient une solution d’hébergement, fût-elle temporaire. Désormais, ce sont des jeunes qui ont passé la nuit dehors que nous retrouvons pour une matinée d’escalade ou une promenade au Louvre, des jeunes dans un état physique qui ne devrait être celui d’aucun enfant, d’aucun être humain. Ce ne sont plus seulement les primo-arrivant.e.s qui passent quelques jours, semaines dehors, ce sont des jeunes qui sont à Paris depuis plusieurs mois, années, qui sont à la rue, souvent même sans tente. Même les distributions de nourriture deviennent compliquées, et Prévert nous revient en mémoire,
Elle est terrible aussi la tête de l’homme
La tête de l’homme qui a faim
Quand il se regarde à six heures du matin
Dans la glace du grand magasin
Une tête couleur de poussière
Ce n’est pas sa tête pourtant qu’il regarde
Dans la vitrine de chez Potin
Il s’en fout de sa tête l’homme
Il n’y pense pas
Il songe
Et il remue doucement la mâchoire
Doucement
Et il grince des dents doucement
Car le monde se paie sa tête
Et il ne peut rien contre ce monde
Et il compte sur ses doigts un deux trois
Un deux trois
Cela fait trois jours qu’il n’a pas mangé
Et il a beau se répéter depuis trois jours
ça ne peut pas durer
ça dure
Et de même pour les jeunes, la faim, le froid, l’attente, ça ne peut pas durer… et ça dure. « La vie mérite uniquement d’être vécue parce que nous espérons qu’elle ira en s’améliorant et que nous finirons tous par rentrer chez nous sains et saufs », mais comment continuer à y croire ?..
La semaine dernière, après une visite de l’expo sur Kandinsky à la Philharmonie, un cookie dans une main, une compote dans l’autre, son cahier d’écriture et un roman dans son sac, Rémond nous dit : « Moi j’aime les chansons de Keny Arkana, il y a cette chanson “la rue est à nous” où elle parle des SDF, ça m’a touché parce qu’elle parle de nous » – nous, des adolescents de 15 ans : mais dans quel monde vit-on ?..
Sans papiers humiliés par les gardiens du chaos
Compagnies aériennes complices de la nouvelle gestapo
Trop de collabos pour les charters de la honte
Fichage ADN, coup et blessures, et déportations
Expulsés de nos centres-villes, expropriés de nos droits
Ça dort dans la rue, supporte tous les malheurs
Pendant que des bâtiments sont vides, dorment pour prendre de la valeur
Ça expulse des familles, des vieux des enfants
Entre cars de CRS et caméra de surveillance
Quelques années ont suffi pour aseptiser nos ruelles
Apartheid social et culturel
Aujourd’hui les fachos s’affirment, aiment nous humilier
La ville n’est plus au peuple mais aux marchands d’immobilier
Fonds spéculatifs, les appétits deviennent tarés
Depuis que la guerre aux pauvres est déclarée
Expulsés de nos villes, comme expulsés de nos vies
C’est pour ces jeunes expulsés de leur vie avant qu’elle ait même eu le temps de commencer que nous tenons debout, et debout malgré tout. Libération titrait le mois dernier : « En France, un quart des associations de solidarité sont menacées de disparition », et c’est le moins qu’on puisse dire. Nous constatons tous les jours la dégradation des conditions auxquelles doivent faire face les associations pour mener à bien leurs activités.
Nous remercions donc vivement les associations partenaires, avec lesquelles nous travaillons pour certaines depuis des années, pour d’autres depuis peu, Médecins du Monde, la Halte humanitaire de l’Armée du Salut, Médecins sans Frontières, Droit à l’École. En cette période très rude socialement et politiquement, il est plus que nécessaire de continuer à travailler ensemble et de consolider l’écosystème associatif, et de se soutenir.

